Jacques Allier : la périlleuse mission d’un banquier parisien pendant la drôle de guerre
Rédaction : Hélène Bhys, Historia
Ou comment Jacques Allier, fondé de pouvoir de la banque Paribas, parvint à mettre la main sur l’eau lourde norvégienne, retardant ainsi la mise au point de la bombe atomique par l’Allemagne nazie.
« 16 mars 1940. reçu de Monsieur Allier 10 bidons numérotés […] contenant du protoxyde de deutérium (eau lourde). Signé : Joliot Curie. » Derrière ce laconique document se cache une extraordinaire aventure commencée quelques semaines plus tôt. Le 20 février 1940, Raoul Dautry, ministre de l’armement, réunit le physicien Joliot-Curie et Jacques Allier, un fondé de pouvoir de Paribas mobilisé depuis 1939 au cabinet technique du ministre. Au terme de la réunion, Allier est chargé d’une mission décisive : procurer à la France les stocks d’eau lourde indispensable aux expériences sur la fission.
La course à la bombe
Depuis la découverte de la fission de l’uranium en 1938, la France, l’Angleterre et l’Allemagne se sont en effet lancées dans une course de vitesse pour maîtriser la réaction nucléaire, avec l’idée d’utiliser comme arme l’extraordinaire dégagement d’énergie que cette fission dégagerait. En mai 1939, l’équipe française composée de Frédéric Joliot-Curie, Hans Von Halban et Lew Kowarski est en bonne position, mais bute sur la difficulté d’obtenir la quantité d’eau lourde nécessaire à une réaction explosive. Or, le seul producteur européen qui en possède alors une quantité suffisante est la Société norvégienne de l’azote et de forces hydroélectriques, basée en Norvège. L’achat d’eau lourde est d’autant plus urgent que les Allemands, dont les recherches sont très avancées, sont eux-mêmes clients de l’entreprise. La France a toutefois un atout de poids. Lors de sa fondation en 1905, la firme avait sollicité les capitaux français, Paris étant au début du XXe siècle une place financière de premier plan. Les investisseurs français, regroupés sous la houlette de Paribas, avaient alors apporté 90 % du budget initial et conservaient depuis des liens étroits avec l’entreprise. En 1940, Dautry compte sur ces liens commerciaux historiques pour faciliter la transaction, d’où l’appel à Jacques Allier, qui n’est autre qu’un des responsables des relations internationales de Paribas.
Mission pour Oslo
L’achat d’eau lourde est urgent. La Société norvégienne de l’azote vient d’informer confidentiellement Paribas que les Allemands lui ont demandé d’augmenter substantiellement ses livraisons d’eau lourde… L’entreprise a refusé sous divers prétextes mais l’épisode prouve que les Allemands sont dans les starting-blocks. Muni de deux ordres de mission, Allier part sous le nom de jeune fille de sa mère : précaution utile car il est déjà recherché par les Allemands, qui ont eu vent de l’affaire. Il atterrit à Oslo et prend immédiatement rendez-vous avec le norvégien Axel Aubert, directeur général de la Société norvégienne de l’azote. Allier joue cartes sur table, expliquant à son interlocuteur, qu’il sait favorable aux intérêts français, l’importance de la livraison. Aubert n’hésite pas une seconde. Non seulement il accepte la proposition française mais propose de fournir la totalité du stock d’eau lourde existant sans paiement immédiat, et accepte de faire sortir clandestinement le produit de son pays et éviter ainsi des complications diplomatiques (la Norvège étant alors un pays neutre). La position d’Aubert est d’autant plus courageuse qu’il connaît le risque encouru : dans un émouvant message transmis au gouvernement français, il indique : « Si l’expérience dont vous m’avez entretenu réussit, et si plus tard par malheur, la France devait perdre la guerre, je serais fusillé pour avoir fait ce que je fais aujourd’hui. Mais c’est une fierté pour moi que de courir ce risque. » L’unique contrepartie qu’il réclame est la cessation des rumeurs portant sur la germanophilie de sa société : une demande bien légitime qu’Allier approuve sans réserve.
De discrets bidons
Quelques nuits plus tard, les 185 kg d’eau lourde sortent discrètement de l’usine située à Rjukan, dans le sud de la Norvège. Le directeur de l’usine conduit lui-même les précieux bidons à travers des routes montagneuses et verglacées jusqu’à Oslo, où l’attendent Allier et ses hommes. Le voyage de retour est soigneusement préparé pour éviter toute intervention allemande et le chargement parvient à Londres puis Paris. Les 16 et 18 mars, Frédéric Joliot-Curie prend enfin possession du liquide tant convoité. Malheureusement, les événements de mai 1940 viennent changer le cours de l’histoire. L’invasion de la France par l’Allemagne sonne le glas des recherches du physicien et de son équipe. Les bidons quittent Paris pour un coffre-fort de la Banque de France à Clermont-Ferrand, puis sont dissimulés dans une cellule de la maison d’arrêt de Riom. En juin 1940, devant l’imminence de la défaite, Halban et Kowarski les emportent en Angleterre où les deux hommes poursuivent leurs recherches, Joliot-Curie choisissant pour sa part de rester à Paris.
Épilogue
La suite de l’aventure de l’eau lourde est connue. L’invasion de la Norvège par les Allemands leur donne accès librement à la production de la Norvégienne de l’azote, ce qui conduit les Alliés à tenter, sans succès, de détruire l’usine. En 1944, c’est finalement un patriote norvégien qui fera couler par le fond le ferry qui rapatriait la totalité du stock vers le territoire allemand. Pendant ce temps, les Américains prennent le relais des recherches britanniques avec le programme Manhattan et parviennent à mettre au point la première bombe atomique.
Quant à Jacques Allier, ce père de trois enfants que rien ne préparait à un tel destin, donnera ponctuellement son appui au Commissariat à l’énergie atomique créé en 1945, tout en reprenant son activité chez Paribas dont il devient directeur adjoint. La banque garde de son aventure quelques documents dignes d’un roman d’espionnage, aujourd’hui conservés avec soin par le service Archives et Histoire de BNP Paribas.
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