Spoliations et restitutions : la BNCI et le cas Rosenberg
Cette plaque commémorative fut apposée en 2018 sur une ancienne agence de la BNCI à Libourne à l’initiative d’Anne Sinclair, petite fille de Paul Rosenberg.
Promoteur et défenseur de l’art moderne, Paul Rosenberg a été un grand marchand des Impressionnistes. Après avoir fui Paris, et par crainte des bombardements, il a mis à l’abri 162 œuvres dans un coffre-fort de la BNCI, à Libourne. En 1941, celles-ci ont été pillées par les Allemands.
Au travers de l’exemple de la spoliation subie par la famille Rosenberg, arrêtons-nous sur la politique de spoliations à grande échelle mise en place par le régime nazi, dont ont été victimes les familles juives durant la Seconde Guerre mondiale. Tous ces vols sont documentés et les documents conservés. Puis, il y eut trois vagues de politiques de restitution.
Le marchand d’art Paul Rosenberg (1881-1959)
Paul Rosenberg a occupé une place incontournable dans le paysage des galeristes parisiens pendant la première moitié du 20e siècle. Il a été « le marchand des avant-gardes ». Il a beaucoup œuvré pour faire connaître des artistes comme Picasso, dont il était très proche et assurait la représentation mondiale, Braque ou Matisse. Il possédait aussi une collection de tableaux personnelle considérable composée de Picasso, Matisse, Delacroix, Ingres, Corot, Courbet, Gauguin, Monet, Manet, Renoir, etc.
C’est dans son hôtel particulier au 21, rue La Boétie à Paris, acquis en 1908, qu’il menait ses affaires de marchand – dans les locaux du rez-de-chaussée et du premier étage. Les étages supérieurs étant réservés à son logement personnel et à celui de sa famille.
En mars 1939, il doit fermer sa galerie parisienne et se réfugie à l’automne avec sa famille à Floirac, non loin de Bordeaux. Il parvient à mettre à l’abri une partie des tableaux de sa galerie et sa collection personnelle : quelques-uns à Tours dans un dépôt au nom de son chauffeur Louis Le Gall, et un ensemble de 162 peintures qu’il prend soin de mettre dans un coffre à la Banque nationale pour le commerce et l’industrie (BNCI) de Libourne. Il part pour les Etats-Unis en septembre 1940. Figurent au bas mot 33 Picasso, 18 Matisse, 15 Braque, 13 Marie Laurencin, 10 Renoir, 8 Corot, 7 Bonnard, 6 Sisley, 5 Courbet, 5 Manet, 5 Utrillo, 3 Vuillard.
Pour en savoir plus
Le pillage de la collection de Paul Rosenberg
Durant l’été 1940, commence à Paris une vaste opération de confiscation des biens artistiques appartenant principalement aux familles juives, ainsi qu’aux opposants au Troisième Reich. D’abord conduite par l’ambassade d’Allemagne, cette mission est rapidement confiée à un état-major spécial sous le contrôle d’Alfred Rosenberg, l’Einsatzstab Reichsleiter Rosenberg.
L’hôtel particulier du 21, rue La Boétie est réquisitionné. Le 11 mai 1941, l’Institut d’étude des questions juives (IEQJ) s’y installe. Il s’agit d’un organisme chargé de la propagande antisémite sous la tutelle nazie, dirigé par le journaliste René Gérard puis le capitaine Paul Sézille, à partir de juin 1941.
Entre le 21 avril et le 6 mai 1941, les Allemands mettent la main sur les toiles conservées à Libourne. Le contenu du coffre est méticuleusement inventorié sur injonction du Devisenschutzkommando, service allemand chargé du contrôle bancaire, avec le concours du Commissariat général aux questions juives. François-Maurice Roganeau, directeur de l’École des beaux-arts de Bordeaux, inventorie le 6 mai 1941 les cent soixante-deux œuvres d’art qui s’y trouvent, avant qu’elles ne soient transférées dans un deuxième coffre, qui est bloqué.
Le 5 septembre 1941, sur l’ordre de Wolf Braumüller de la Devisenschutzkommando, les scellés sont brisés par l’ERR (Einsatzstab Reichsleiter). Les 162 œuvres retournent à Paris, au Jeu de Paume, centre de tri et de dispersion des œuvres d’art confisquées.
Le 23 février 1942, un décret prononce la déchéance de nationalité de Paul Rosenberg, une procédure qui précède la déportation.
C’est de New-York, où il a fui en juin 1940 et y poursuit son activité de marchand de tableaux, que Paul Rosenberg apprend sa déchéance. Il la conteste auprès du gouvernement de Vichy.
Nom de code « Sonderauftrag Linz »
La mission spéciale Linz désigne un vaste projet de politique muséale conçu par Adolf Hitler. Il voulait enrichir les collections artistiques du « Reich grand-allemand » avec les œuvres provenant des pillages nazis ou achetées à bas prix sous la contrainte.
Ainsi, Hitler entendait faire de Linz, capitale de sa région natale – la Haute-Autriche, une vitrine de la culture nazie avec la création d’un immense musée dans lequel auraient été exposés des chefs-d’œuvre saisis dans toute l’Europe.
Paul Rosenberg s’est fait spolier près de 400 tableaux lors de trois vols consécutifs, celle de sa galerie et de sa collection en propre. Il a été victime d’un cas exemplaire de pillage massif.
Après la victoire des Alliés, la restitution de ses biens sera un long combat. Lui et sa famille ont pu récupérer une partie de ces œuvres grâce à l’inventaire méticuleux qu’il avait fait de ses œuvres, aux témoignages de ses amis artistes et à la Commission de récupération artistique créée par la résistante Rose Valland. Elles seront vendues depuis sa galerie new-yorkaise ou données aux musées. La famille en conserve quelques-uns. Une soixantaine n’ont jamais été retrouvées.
Après la mort de Paul Rosenberg, les restitutions se sont poursuivies. Encore très récemment, en 2012, ses héritiers ont repéré dans une exposition du Centre Pompidou un Profil bleu devant la cheminée (1937) de Matisse. Il a été rendu deux ans plus tard par le musée norvégien Henie Onstad.
Pour en savoir plus
H. FELICIANO, Le Musée disparu. Enquête sur le pillage d’œuvres d’art en France par les nazis, 1995, 2009.
Rose Valland, une attachée de conservation, a mené un travail phénoménal d’inventaire des tableaux réquisitionnés et confisqués par les Allemands sous l’Occupation, stockés au musée du Jeu de Paume avant de partir pour l’Allemagne. Cet inventaire fut transmis au directeur des Musées nationaux Jacques Jaujard (1895-1967) et permet dès la Libération de lancer une gigantesque recherche des œuvres d’art volées par les nazis à travers le monde.
Rose Valland – Une vie à l’œuvre (éditeur : Musée Dauphinois)
La base de données Rose-Valland (MNR) (culture.gouv.fr)
Retrouvez un podcast de Pascal Deux, Rose Valland, héroïne de l’ombre [archive], série en six épisodes de 25 min. sur France Culture
E. POLACK et Ph. DAGEN, Les carnets de Rose Valland : Le pillage des collections privées d’œuvres d’art en France durant la Seconde Guerre mondiale, Fage Éditions, 2011
E. POLACK, « Rose Valland. De la résistance civile au capitaine Beaux-Arts », Grande Galerie. Le journal du Louvre, no 65, hiver 2023-2024, p. 64-69
Ce que nous apprennent les archives
Minutieusement consignés et archivés, les documents se trouvent dans deux fonds :
Les Archives nationales de France à Pierrefitte-sur-Seine conservent le dossier d’aryanisation de la galerie, consigné dans la sous-série AJ38 2818, dossier 3893.
Il permet de comprendre le processus de spoliation visant à éliminer économiquement le négociant d’art de « race juive ».
Les Archives du ministère des Affaires étrangères de la Courneuve conservent :
209SUP/717 - Tableau récapitulatif des vols de tableaux de la collection de Paul Rosenberg, rassemblant les requêtes formulées par Paul Rosenberg dans l’immédiat après-guerre ; il est illustré de 450 photographies numérisées des œuvres en déshérence appartenant à son stock ou à sa collection privée.
13BIP/162, dossier 37954 Dossier SPAF (spoliations allemandes en France) Rosenberg Paul (épouse Marguerite Ida née Loevi) CRA (commission récupération artistique). Déclarant BNCI Bordeaux le 23 juillet 1945 et Paul Rosenberg, 30 juillet 1945.
Le dossier contient : - la photocopie du reçu du DSK, 5 septembre 1941 joint à un courrier de la BNCI du 15 juillet 1960, adressé au ministère des Affaires étrangères/OBIP, « retourn[ant] la photocopie du reçu de 162 tableaux confisqués par les autorités allemandes à M. Paul ROSENBERG »
- la liste fournie par la BNCI : l’estimation donnée par M. Roganeau, le 6 mai 1941, directeur de l’Ecole des Beaux-Arts à Bordeaux des œuvres appartenant à Mr Rosenberg et enfermées dans un coffre de la BNCI à Libourne (copie). Il est indiqué sur le document que la liste est fournie par la banque.
- rapport sommaire sur les conditions dans lesquelles ont été opérées la spoliation, datée de 1945, et qui reprend les termes du courrier d’Edmond Rosenberg du dossier CRA 115, ainsi que diverses pièces justificatives associées dont une copie du reçu du DSK et une reproduction photographique de l’inventaire des tableaux enlevés par les autorités allemandes à la BNCI.
209SUP/1 dossier 45. 151 - Dossier individuel déposé à la Commission de récupération artistique. Les circonstances de l’enlèvement des tableaux dans le coffre-fort de Libourne sont à nouveau précisées dans différents documents, et les mêmes circonstances sont rappelées.
Spoliations et restitutions en France
Première étape : 1944-1954
En France, la spoliation des biens des personnes considérées comme juives pendant l’Occupation a duré quatre ans.
De 1944 à 1954, l’Etat français a mené une politique de restitution, sans débat public. Il actait ainsi de fait la volonté à rétablir dans leurs droits les victimes de spoliation.
La mise en œuvre de cette politique débuta à Alger. Elle se généralisa avec la libération du pays à partir de 1944. Les mesures se succédèrent – du déblocage immédiat des comptes bancaires en août 1944 à la loi de remboursement des prélèvements opérés sur les comptes bloqués (juin 1948) et la création d’une Commission de choix des œuvres d’art récupérées et ne pouvant être restituées (juin 1948).
Dans les années cinquante, l’OBIP (Office des biens et des intérêts privés) avait reçu la réclamation de quelque 100 000 biens « enlevés par l’ennemi ». Mais certains biens n’avaient pas retrouvé leur propriétaire.
En Allemagne, sur intervention diplomatique et par étapes successives, en 1957, 1961 et 1964, la loi dite BRüG (Bundesrückerstattungsgesetz) ouvrit progressivement la possibilité pour les spoliés, notamment les victimes du pillage d’appartements, de recevoir une indemnisation.
Le Fonds social juif unifié (FSJU) prit en main l’essentiel de la gestion des dossiers de réclamation. Les indemnités venaient en complément des dommages de guerre déjà perçus. Mais pour les œuvres et objets d’art, c’était la première possibilité d’indemnisation. En effet, en France, les dommages de guerre n’avaient pas pris en compte les biens somptuaires.
Seconde étape : depuis 1995
Dans les années 1990, la conscience du génocide est devenue un fait majeur, publiquement partagé. Désormais, le récit national des années de guerre se focalise sur les victimes. Jusque-là, il était centré sur les combats ou sur la Résistance et la Collaboration. Par ailleurs, la multiplication des travaux historiques, le procès Eichmann et la guerre des Six Jours ont joué un rôle. Parallèlement, avec la chute du mur de Berlin, les « doubles victimes » dans les ex-pays de l’Est – celles qui ont été victimes de « l’aryanisation » nazie suivie de l’étatisation communiste, se font entendre.
En France, en 1995, le président Jacques Chirac reconnaît la collaboration de la France de Vichy lors de l’anniversaire de la rafle du Vel’ d’Hiv’. Les médias français s’emparent du sujet et dénoncent la présence d’œuvres d’art volées aux Juifs dans les musées français.
La mission Mattéoli
En mars 1997, on met en place une mission d’étude sur la spoliation des Juifs de France, dite mission Mattéoli (du nom de son président). Elle a pour mission d’évaluer le montant des biens susceptibles d’être restés en déshérence dans les administrations et les entreprises. Le Rapport général de la mission estime que la spoliation restante représentait entre 5 % et 10 % en valeur de la spoliation comptabilisable totale et autour de 25 % des propriétaires.
La presse met en avant les œuvres d’art et les comptes en banque, en écho aux « class-actions » entreprises outre-Atlantique, menaçant d’interdiction sur le sol américain l’activité d’entreprises d’origine européenne. Les banques suisses, puis les établissements français sont visés entre 1996 et 1998. Quant aux œuvres d’art spoliées, elles sont qualifiées de « derniers prisonniers de guerre » par le président du WJC (World Jewish Community).
La France s’engage à respecter les nouveaux « principes de Washington ». Lors d’une conférence internationale en décembre 1998, elle se donne les moyens d’aboutir à une « solution juste et équitable » concernant les œuvres confisquées par les nazis, et non restituées à leurs propriétaires.
La CIVS
Sur les recommandations de la mission, on réouvre le dossier des indemnisations individuelles. En septembre 1999, la Commission d’indemnisation des victimes de spoliations intervenues du fait des législations antisémites en vigueur pendant l’Occupation (CIVS) est créee. Elle examine les demandes individuelles présentées par les victimes ou par leurs ayants-droits pour la réparation des préjudices consécutifs aux spoliations de biens intervenues du fait des législations antisémites prises, pendant l’Occupation, tant par l’occupant que par les autorités de Vichy. La Commission élabore et propose des mesures de réparation ou d’indemnisation appropriées. Ainsi, elle peut émettre toutes recommandations utiles, notamment en matière d’indemnisation. En novembre 2000, le montant estimé par la mission Mattéoli des biens en déshérence est versé à une Fondation pour la mémoire de la Shoah, créée à cet effet.
La CIVS travaille en collaboration avec toutes les banques (qui conservent les dossiers de ses clients). Elle s’appuie sur leurs recommandations pour statuer sur les mesures de réparation et d’indemnisation des demandes qui lui sont faites.
La banque BNP Paribas a traité plus de 634 requêtes depuis la mise en place de la Commission.
En 2022, ce deuxième cycle de réparation semble arriver à son terme. Après avoir connu un pic au début des années 2000, le nombre de requêtes – tous biens confondus – adressées à la CIVS diminue régulièrement. Parmi les 30 000 requêtes reçues en vingt années d’existence, les deux tiers ont porté sur les pillages d’appartements et la spoliation de biens professionnels. Le tiers restant touche aux spoliations bancaires. Pour les avoirs bancaires non réclamés, la France et les États-Unis ont convenu d’une méthode d’indemnisation qui combine les critères français (étude préalable des faits) et américains (attribution d’une somme forfaitaire).
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