L’histoire de la Banque de Paris et des Pays-Bas dans les pays baltes : une tentative avortée (2/2)

Temps de lecture : 16min Nombre de likes : 1 likes Mise à jour le : 23 Oct 2023
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Au début des années 1920, l’implantation de la banque de Paris et des Pays-Bas dans les Etats baltes était minimale. Cependant, dans les années suivantes, différents projets en Lituanie, en Lettonie et en Estonie ont été envisagés. De ces tentatives hésitantes ne sortirent qu’un projet concret : le développement en Estonie d’une filiale de Norsk Hydro pour l’exploitation des réserves de schistes bitumineux du pays.

Les Etats baltes dans l’entre-deux-guerres

Les Pays Baltes évoluent, tout au long de l’entre-deux-guerres, dans un contexte particulier. Les tensions internationales restent élevées, et les gouvernements et sociétés issus des indépendances acquises en 1921 connaissent un glissement vers l’autoritarisme. Au tournant des années 1920 et 1930, une série de coups d’Etat portent au pouvoir des dictatures conservatrices et nationalistes.

Ces régimes sont farouchement anti-communistes : leurs partis communistes sont interdits, et leurs membres ciblés par la répression. Les Etats Baltes sont en effet à la frontière entre monde capitaliste et monde communiste, et font partie du « cordon sanitaire » autour de l’Union soviétique envisagé par les dirigeants anglo-français, matérialisant la frontière entre les systèmes.  

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Konstantin Päts, chef d’Etat autoritaire de l’Estonie de 1934 à 1940.

Les économies baltes restent essentiellement rurales sur toute leur période d’indépendance avant la Seconde Guerre mondiale : dans les trois Etats, le secteur agricole reste le plus important secteur de l’économie tout au long de l’entre-deux-guerres, et l’industrie n’emploie qu’entre 5% et 20% de leur population sur toute la période. Deux pays absorbent la majorité de la production de l’agriculture balte : l’Allemagne et l’Angleterre.

Les sociétés baltes sont pauvres, instables politiquement, et étroitement liées à des puissances européennes rivales de la France : autant de facteurs qui découragent l’intervention de la banque de Paris et des Pays-Bas (ou Paribas), et ce malgré une stratégie d’implantation en Europe orientale qui l’a conduit à prendre pied dans plusieurs pays de la région. La banque a cependant été confrontée, au cours des années 1920 et jusqu’au début des années 1930, à différentes propositions ayant trait aux Pays baltes et venant d’acteurs extérieurs.

Des projets sans lendemain

La correspondance des Archives de BNP Paribas contient un volume important de courriers diverses, touchant à différents projets en lien avec la Lituanie, la Lettonie et l’Estonie. Dès 1920, le représentant en France de l’Union des coopératives lettones Konzums, un dénommé Stabusch, présente un projet de grande ampleur, en trois volets : constitution d’une banque majeure pour financer l’industrie et le commerce, échanges de marchandises françaises contre des marchandises lettones de la Konzums, et achat d’équipements industriels en France en échange de la livraison de 150 millions de francs de bois par l’Etat letton.

Au-delà même des détails précis de ces projets, cette lettre du 6 mai 1920 est intéressante pour son langage politique explicite. Stabusch y évoque très directement les enjeux internationaux sous-entendant ces questions économiques : se tourner vers la France, c’est pour les Lettons contrebalancer le poids économique de l’Allemagne et la Grande-Bretagne. Ce projet n’est d’ailleurs pas sans rappeler le contrat, comportant trois volets, signé par la Lettonie avec le groupe anglais Fortingon. La banque se refuse pourtant, ici aussi, à intervenir pour concurrencer les banques et entreprises anglaises.

Dans la correspondance de la banque, le rejet des projets en lien avec les Pays baltes est quasi-systématique. On peut observer chacun d’eux un par un et distinguer le même scénario : un agent de l’Office commercial français, un entrepreneur ou un intermédiaire, français ou local, ou même le gouvernement d’un des trois Etats baltes, transmet une proposition à la banque. Les équipes de celle-ci, une réponse après l’autre, leur offrent une fin de non-recevoir, polie mais définitive.

L’Estonie illustre bien ce motif : un projet de centrale hydroélectrique de 1924 sur le lac Peïpous, près de la ville de Narva, un projet de construction d’un port et d’une ligne de chemin de fer sur l’île d’Oesel, d’importants travaux d’aménagement pour la ville de Reval (Tallinn) en 1922… Quel que soit le projet, Paribas ne donne pas suite. Mais se pencher plus particulièrement sur l’Estonie est intéressant à plus d’un titre : c’est en effet dans ce pays que se concrétisera le seul projet abouti impliquant Paribas dans les Etas baltes dans l’entre-deux-guerres.

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Une centrale électrique en Lettonie dans les années 1930. Paribas avait également refusé de financer la construction de ce projet. Source : Library of Congress/Eduards Kraucs.

Les schistes bitumineux en Estonie

L’Estonie possède d’importantes réserves de schistes bitumineux. Celles-ci commencent à être exploitées dans l’entre-deux-guerres. Cette ressources fossile (à ne pas confondre avec le gaz de schiste) est une source d’énergie, dont peut être extrait de l’essence. La « roche brûlante » (nom des schistes bitumineux en Estonien) est non seulement utilisée pour produire de l’essence, mais aussi pour alimenter des centrales électriques ou comme combustible pour le chauffage. Cette ressource minérale est évidemment cruciale pour un petit pays comme l’Estonie, essentiellement rural et cherchant à se développer, en suivant le modèle nationaliste de l’auto-suffisance promue par le régime autoritaire du président Konstantin Päts.

La production, qui démarre pendant la Première Guerre mondiale, connait une explosion prodigieuse dans l’entre-deux-guerres : de 16 tonnes extraites en 1918, elle passe à plus de 1,8 millions de tonnes en 1940. Le premier acteur à s’être engagé dans le secteur de l’extraction et de la transformation des schistes bitumineux est l’Etat estonien, représenté par un département du ministère de l’Industrie, l’Industrie de schistes bitumineux d’Etat.

Mais très vite, des acteurs privés étrangers se sont intéressés à cette industrie en plein boom. En 1922, Eesti Kiviöli, est fondée avec le financement d’une banque allemande, Mendelssohn & Co, et d’une banque germano-balte, G. Scheel & Co. A la fin des années 1930, cette entreprise sera la première productrice de schistes bitumineux d’Estonie. Le secteur attire également des investisseurs anglais, qui fondent en 1924 la Estonian Oil Development Syndicate Ltd, et en 1931 l’entreprise minière Consolidated Gold Fields ouvre une branche estonienne.

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L’usine d’extration d’huile de schiste de Kohtla-Järva en 1937. Source Wikimedia Commons.

Les projets de Norsk Hydro

L‘intérêt de Paribas pour les schistes bitumineux se développe de manière indirecte, via un intermédiaire : la Société Norvégienne de l’Azote, aussi appelée Norsk Hydro. Cette société, au sein de laquelle la banque est représentée au niveau du CA, forme à partir de 1926 un consortium suédois-norvégien avec deux autres entreprises suédoises. Mais surtout, l’âme de ce projet, qui a la main sur la direction du consortium, est Marcus Wallenberg, fondateur suédois de Norsk Hydro. Ainsi est créée Eestima Ölikinsortsium, ou Estländska Oljeskifferkonsortiet en Suédois, le Consortium Estonien du pétrole.

La Norvégienne de l’Azote apporte à la création du consortium une dotation de 950 000 couronnes suédoises, sur un capital total en 1926 de 1 900 000 couronnes : ce capital permet d’acheter une concession de schistes bitumineux en Estonie, et de construire et mettre en marche une usine de transformation de schistes dans le village de Sillamäe. Mais, très vite, des coûts inattendus pèsent sur le budget : la mise en marche de l’usine a aspiré, contrairement aux prévisions, l’ensemble du capital initial, et le schiste utilisé n’est pas issu de la concession du consortium, qui reste inexploitée, mais est acheté à l’Etat estonien. Les coûts de production annuels s’élèvent alors à 975 000 couronnes, alors que la production prévisionnelle ne dépasse pas les 500 000 couronnes.

Le coût élevé de cette production et les augmentations de capitale successives nécessaires pour couvrir les dépenses du Consortium estonien ont un impact très lourd sur la capacité de l’entreprise à fonctionner. La Grande Dépression frappe sévèrement l’Estländska Oljeskifferkonsortiet : tandis que la demande d’huile de schiste baisse, le coût d’achat de la matière première auprès de l’Etat estonien devient trop lourd pour l’entreprise.

En conséquence, l’usine estonienne ferme ses portes à partir de 1930, arrêtant toute production jusqu’en 1935. La situation semble alors tellement désespérée que dans leur correspondance, Wallenberg, Axel Aubert (Directeur-Général de Norsk Hydro) et Louis Wibratte (directeur de Paribas) évoquent un plan de liquidation du syndicat estonien et la vente de l’usine et de la concession.

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MarcusWallenberg, banquier et industriel suédois, co-fondateur de Norsk Hydro. Source : Wikimedia Commons.
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Axel Aubert, directeur-général de Norsk Hydro de 1926 à 1941. Source : Wikimedia Commons.
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Louis Wibratte, directeur de Paribas à partir de 1920. Source : Archives historiques de BNP Paribas.

Les dernières années du consortium

L’usine est cependant redémarrée au milieu de la décennie. La relance de la production est portée par la croissance des exportations. Le secteur du schiste estonien, qui a survécu à la période sombre du début des années 1930 grâce à la solidité du marché intérieur estonien se tourne vers l’exportation du carburant : des accords bilatéraux sont signés avec la Finlande et la Lettonie pour l’exportation du gazole issu de la transformation des schistes.

Mais le principal bénéficiaire de la hausse des exportations estoniennes est l’Allemagne, qui a besoin du carburant estonien afin de répondre aux besoins de la Kriegsmarine. Presque toutes les sociétés du secteur des schistes bitumineux font affaire avec ce pays. Eesti Kiviöli à partir 1935, la compagnie publique d’Estonie l’année suivante, et le consortium soutenu par Norsk Hydro en 1938. Il signe un contrat avec le gouvernement allemand afin de fournir 9500 tonnes annuelles.

En 1940, les pays baltes sont occupés par l’armée rouge, puis annexés à l’URSS. Les entreprises possédées par des sociétés étrangères sont alors nationalisées par l’Etat soviétique. Ainsi en est-il du consortium des schistes bitumineux estonien. L’histoire de cette entreprise illustre bien le rapport que Paribas a entretenu avec les Etats baltes. Son implication n’y est toujours que périphérique : son implication dans cette affaire est réelle, mais se fait via ses liens avec Norsk Hydro. Même cette entreprise bat rapidement de l’aile, toute production cesse entre 1930 et 1935. Loin de l’œil de la France, délaissés par la banque, les Etats baltes glissent dans l’entre-deux-guerres dans l’orbite de ses rivaux.

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